Nous sommes en 1895, dans la ville de San Marcos, dans l’État du Texas, au Sud des États-Unis. La commission nationale de la pêche vient de forer un puit en plein cœur de la ville. Les ouvriers ont creusé sur une profondeur de 188 pieds, soit environ 57 mètres. Le puit a expulsé à l’air libre de l’eau à des débits fous de plusieurs milliers de litres à la minute. Cette eau provenait d’un réseau de grottes souterraines, complètement immergées. Le personnel en charge du forage constate rapidement qu’avec l’eau, des animaux étranges étaient crachés depuis les entrailles de la terre. Ces petites bêtes gisent au sol, certaines sont minuscules, d’autres mesurent parfois une dizaine de centimètres de long. Si certaines de ces bêtes sont identifiées aisément par les hommes au travail, d’autres leur paraissent étrangères, et même fantomatiques. A cette époque, Léonhard Stejneger est responsable du département des reptiles et amphibiens au musée national d’histoire naturelle des Etats-Unis. Ce Norvégien, naturalisé Américain quelques années plus tôt, rentre d’une longue expédition sur les îles Komandorski, à l’extrême Est de la Russie, lorsqu’il reçoit un message l’informant de ce qu’il se passait à San Marcos. Malgré la fatigue liée à sa récente expédition, il décide de se rendre sur place sans attendre.
On le guide jusqu’au site de forage, et il se met au travail, recueillant autant de ces petits animaux que possible, avant de retourner dans son laboratoire de fortune improvisé sur place. Il identifie de nombreux petits mollusques et crustacés éjectés du puits. C’étaient les animaux les plus abondants, et bien que Léonhard Stejneger ne soit pas un spécialiste de ces animaux là en particulier, il se rend bien compte qu’ils étaient un peu différents des escargots et autres crevettes qu’il avait eu l’occasion d’étudier durant ses études. Il note notamment que tous, étaient aveugles. Les yeux habituellement observés sur la tête des crevettes, étaient ici, toujours absents. Il faudra quelques années de travail à d’autres scientifiques pour démontrer qu’il s’agissait en effet d’espèces nouvelles pour la science. L’attention de notre spécialiste des amphibiens est évidemment tournée vers les quelques salamandres éjectées avec l’eau du puit. Leur allure fantomatique l’intrigue : longues d’une douzaines de centimètres, leur peau est blanche, totalement dépigmentée. Leurs pattes sont courtes et frêles. Il n’en avait jamais observé de pareilles précédemment. Léonhard Stejneger l’affirme : des pattes si menues ne peuvent supporter le poids de leur corps. A l’inverse, toutes les mensurations de la queue étonnent le scientifique. Comme classiquement observé chez les salamandres, la queue est comprimée latéralement, mais sa longueur et son épaisseur surpassent tout ce qu’il a vu durant sa carrière. Dans ses premiers rapports, il affirme sans hésiter : « Les proportions extraordinaires de leur corps, absolument uniques pour l'ordre auquel elles appartiennent, suggèrent des conditions de vie inhabituelles ». Et il va plus loin : cette salamandre semble n’être jamais sortie de l’eau. D’autres surprises attendent Léonhard Stejneger. L’herpétologue sait qu’à l’état larvaire, les salamandres possèdent des branchies positionnées sur la tête. Ces dernières se retrouvent à l’intérieur de la tête une fois l’animal plus âgé. Puisque tous les individus qu’il a sous les yeux ont des branchies externes, il les suspecte tous d’être des juvéniles et en conclut que, malheureusement, aucun adulte n’a été remonté à la surface par le puits. L’homme est prévoyant heureusement, si bien qu’il avait emmené avec lui son matériel de dissection. Il décide donc d’ouvrir le corps d’une salamandre expulsé sans vie du puits. Et là, surprise suivante : il observe des œufs dans le corps d’une femelle. Le voilà obligé de revoir sa conclusion. Malgré leur allure de bébés, ces salamandres sont bien toutes des adultes, mais des adultes qui ont conservé un corps de jeune. On parle de néoténie. Le corps de cette nouvelle espèce de salamandre témoigne d’un milieu de vie et de comportements aussi originaux que surprenants. Au lieu d’alterner entre milieu aquatique et terrestre, comme les autres salamandres, la fébrilité de leurs pattes suggère qu’elles passent leur vie exclusivement dans l’eau, où la pesanteur est un maigre problème à surmonter. Leurs pattes n’ont donc jamais à soutenir le poids de leur corps. La taille importante des branchies externes suggère au scientifique que les eaux souterraines dans lesquelles elles vivent sont très appauvries en oxygène. Quant aux yeux, ils sont complètement atrophiés, réduits à deux minuscules points noirs recouverts d’une couche de peau. Ce qui suggère que cet animal n’a jamais vu la lumière du soleil, ni lui, ni ses ancêtres, au cours des derniers millions d’années. Par ailleurs, son corps tout entier se trouve dépourvu de pigmentation : si bien que sa peau est translucide. Léonhard Stejneger nomme cette nouvelle espèce troglodyte la salamandre aveugle du Texas (Eurycea rathbuni). Il déclare « Ces animaux, par leur absence d'yeux et leur couleur blanche, se sont immédiatement proclamés habitants des cavernes, mais leurs proportions extraordinaires suggèrent des conditions de vie inhabituelles, qui seules peuvent avoir produit des caractéristiques physiques aussi prononcées ». Isolée, coupée du monde depuis des millénaires, cette salamandre peut aussi se targuer de se situer au sommet de la chaine alimentaire. Cette chasseuse se nourrit de toutes les petites bêtes qui ont aussi été éjectées par l’eau du puit, et qui elles aussi sont parvenues à survivre dans ce milieu hostile. Mais comment notre salamandre peut-elle chasser si elle n’a pas d’yeux ? Et bien elle a développé une technique de chasse originale et extrêmement efficace. L’évolution a doté sa peau d’une infinité de capteurs sensoriels qui lui permettent de percevoir le moindre mouvement d’eau induit par une crevette nageant à proximité. Une sorte de radar interne, bien nécessaire tant la nourriture est rare dans ces grottes submergées. Vous savez que les salamandres ont traditionnellement la faculté de régénérer un membre qui leur serait sectionné à la suite de l’attaque d’un prédateur. Et bien malgré le fait que notre salamandre aveugle n’ait eu à faire face à aucun prédateur au cours de ses millions d’années d’évolution souterraine, elle n’a jamais perdu cet héritage de ses ancêtres, et peut donc toujours régénérer un membre sectionné. Les partenaires ne sont pas moins rares que la nourriture. Pour trouver un mâle, une femelle a le nez fin. Elle se met en recherche d’un partenaire qui aurait laissé derrière lui, dans l’eau, des odeurs aphrodisiaques. La future mère suit cette piste olfactive et en recherche avidement le responsable. Alors que les odeurs se font de plus en plus fortes, sa peau commence à percevoir des mouvements d’eau inhabituels, d’une intensité telle que seul un organisme d’une taille comparable à la sienne peut en produire : un mâle se trouve à proximité ! Reste à présent à le séduire. Pour convaincre ce potentiel compagnon de lui céder ses spermatozoïdes, la femelle frotte son menton sur le dos de son partenaire. Elle balance son corps d'avant en arrière. Si le mâle est hésitant, elle prend le risque de lui mordiller le flanc tout en grattant le sol à l’aide de ses pattes. Et en dernier ressort, elle monte sur le dos du mâle et commence à s’y frotter. Il se fait désirer ce coquin, mais lorsqu’il finit par accepter, il dépose au sol une poche remplie de spermatozoïdes. La femelle y pose alors ses propres organes reproducteurs, et se retrouve fécondée, en l’absence d’un réel accouplement. La salamandre aveugle du Texas est un cas exceptionnel d’espèce endémique, puisqu’on ne la retrouve que dans ce réseau de grottes souterraines et inondées, localisée à proximité de la ville de San Marcos. Le nombre d’individus s’est terriblement réduit notamment à cause des divers polluants ruisselant de la surface jusqu’à son habitat. Le gouvernement américain la considère donc aujourd’hui comme espèce à protéger.
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AuteurFrançois Verheggen, Professeur de Zoologie, Université de Liège Archives
Novembre 2024
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